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David Nahmani

La rencontre

J’ignorais ce qu’était l’amitié. J’avais de bons copains, des amis d’enfance. Mais, j’ai eu un coup de foudre ces dernières années. J’ai eu un coup de foudre, vraiment, pour un ami que j’ai rencontré tout à fait fortuitement en allant choisir une voiture dans un garage. J’observais les voitures et j’ai entendu une voix. Quelqu’un parlait aux vendeurs qui étaient sur place. Il y a quelque chose qui s’est produit chez moi. Le monsieur en question, qui parlait aux vendeurs, avait l’air d’être très connaisseur en matière d’automobile. Tout de suite, je suis allé vers lui et je lui ai demandé s’il pouvait me conseiller sur le choix d’une voiture. Mais, je sentais qu’il y avait autre chose que parler de voitures. Il était très volubile, il était comme ça. Tout de suite, je l’ai invité à boire un café. Et là, s’est produit quelque chose. Je vous passe tous les détails. On a échangé nos téléphones. C’est un monsieur beaucoup plus âgé que moi puisqu’il était de 37. On a échangé nos téléphones et là est né quelque chose entre nous de tellement fort. On s’appelait au quotidien, on ne pouvait pas se quitter lorsqu’on se voyait. Je le raccompagnais souvent au pied du métro et là on parlait, on parlait. On n’arrivait pas à se séparer. Il y avait quelque chose de quasi fusionnel. Je remercie le ciel d’avoir, sur le tard, pu rencontrer une personne avec qui j’avais pressenti, au son de sa voix, que quelque chose pouvait de produire. J’ignorais quoi mais on ne s’est plus quittés, entre guillemets. On avait chacun nos familles respectives : lui, sa compagne ; moi, ma femme ; mais on ne pouvait pas ne pas s’appeler tous les jours et se voir au moins trois fois par semaine. C’était de l’amour sans sexe, si je puis dire. C’était quasi charnel. C’était la phrase de Montaigne : « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». 

Son décès pour moi a été terrible. Il a été hospitalisé. J’ai laissé tomber mon travail pour aller le voir tous les après-midi à l’hôpital, pour passer des heures avec lui alors qu’il ne pouvait quasiment plus parler. Je lui tenais la main ou alors je me mettais derrière lui, assis, je lui touchais l’épaule et ça me suffisait, et ça lui suffisait. Quand je lui disais « bon, peut-être que je te dérange, je devrais partir », il me disait : « non, non, reste ». C’était sans paroles, c’était juste une histoire de présence et ça me remplissait totalement malgré le chagrin de le voir partir. 

C’est très douloureux pour moi d’en parler parce que la blessures, la cicatrice est toujours là bien que ça fasse plus d’un an maintenant qu’il n’est plus de ce monde. Au quotidien, en étant seul, je l’appelle, je l’appelle par son nom. Il y a quelque chose qui, au-delà de moi, fait que je lui parle quelque part. Même dans la nuit, j’ai besoin de prononcer son nom et son prénom.

Le privilège 

Je remerciais lors de son vivant. Je remerciais le ciel d’avoir rencontré cet être. On se le disait mutuellement. Avoir connu ça, je le souhaite à tout le monde. C’est vraiment plus qu’un privilège. J’ignorais qu’on pouvait aimer quelqu’un à ce point. 

Son départ a été extrêmement douloureux mais je lui parle tout le temps. Ce qui est très compliqué pour moi c’est qu’il a été incinéré. C’est la première fois que j’ai assisté à une incinération. J’aurais voulu, au fond de moi, qu’il y ait un lieu où me recueillir. Ses fils ont dispersé ses cendres en Bretagne et il y avait comme un espèce de manque. 

Un de ses fils m’a donné pas mal d’objets qui lui appartenaient, dont une plante. Cette plante, que j’ai chez moi aujourd’hui, c’est un peu lui qui est là. Il y a quelque chose de lui. Je l’observe souvent, je caresses les feuilles de cette plante. Je sais que je le rejoindrai parce que ce n’est pas possible d’avoir vécu quelque chose d’aussi fort et qu’il n’y ait pas un après. En tous cas, c’est comme ça que je le vis. 

Du chagrin à la création 

Je suis encore dans le deuil si je puis dire. Je sens que je porte au travers de mon corps un poids en plus. Tout ça me pèse encore mais, du vivant de mon ami, j’avais écrit un article dans un magazine pour des personnes du troisième âge, que j’avais intitulé : « mon meilleur ami du monde », en rapport avec une autre histoire. Cet article, c’est quelque chose qui coulait de source alors que, moi, j’ai toujours un problème avec les mots. La parole ne touche pas la réalité réellement. Cet article je l’ai écrit d’une traite et le responsable de ce magazine l’a publié tel quel. Pour moi c’était évident : c’était bien ; moi qui ne suis jamais très satisfait des choses et qui ne sais pas mettre un point final, qui reviens sur les mots … là, ça coulait de source. Ce que m’avait apporté cette rencontre, cette énergie-là … j’étais sur un nuage. J’avais cette belle énergie. 

Dans l’après-coup … Je crois vraiment à ce que Rûmi a pu dire dire la disparition de Shams. Il me semble, en restant tout à fait modeste, que le temps viendra où je vais trouver ce quelque chose et à ce moment-là, peut-être, à mon niveau - parce que je mesure à quel point j’ai eu de la chance de rencontrer cet ami - je serai dans la création. J’y crois, oui, mais je ne le vis pas sur le moment. 

Au-delà des choses

Il y avait beaucoup d’admiration. Il me disait : « mais tu es un homme de chiffres (compte-tenu de mon métier) et tu t’intéresses à tellement de choses : à la littérature, à la poésie, à la philosophie, etc. », et au milieu de toute ça il me disait : « juste le fait d’être ensemble et d’échanger quel que soit le sujet … »

C’était un très grand sportif. C’était un cycliste qui avait fait les étapes du tour de France, alors que moi je ne suis pas du tout sportif. Il pouvait me parler (je parle de moi par rapport à lui) de vélo alors que, a priori, ce n’est vraiment pas quelque chose qui m’a intéressé plus que ça. Une autre personne m’aurait parlé de vélo ou des étapes du tour de France, j’aurais écouté d’une oreille, alors qu’avec lui, tout ce qu’il pouvait dire m’intéressait. Il me parlait de bateau lorsqu’il partait en Bretagne dans des détails … Moi, je ne suis pas du tout bricoleur, technique, ni rien mais je l’écoutais et de l’autre côté c’était de la même façon. 

J’avais fait un travail pour mon mémoire de master 2 de psychanalyse sur la question du sens et du non-sens. Il fallait que le mémoire tienne en une centaine de pages. Une fois que je l’avais écrit, je lui avais dit : « écoute, je vais te lire ce que j’ai écrit et toi, qui n’est pas du tout intéressé a priori par ces questions-là, j’aimerais bien que tu me dises si ça te paraît clair, explicite etc. ». Il m’a écouté, il m’a posé des questions. Lorsque je parlais par exemple du grand Autre cher à Hegel il me dit : « mais c’est quoi ça le grand Autre ? », ou alors le « petit tas lacanien », il m’a écouté sur des choses comme ça qui a priori n'avaient rien d’intéressant pour lui, si je puis dire. J’ai lu les 100 pages. En plusieurs fois, bien sûr. Son propre fils m’a dit : « mais c’est incroyable, mon père n'a jamais fait un devoir avec nous. C’est vraiment une histoire de fou ce que tu nous racontes ». C’était de la présence. Tout ce qui l’a intéressé, tout ce qui m’a intéressé, c’était totalement partagé. Il y avait un au-delà des choses si je puis dire. 

Se retrouver 

Pour l’avoir déjà vécu, je fais un peu le yoyo, si je puis dire. Je me rapproche de moi, je me perds de vue. Là où j’étais, dans le ventre si je puis dire, entier, c’était en vivant cette amitié-là. Là, j’étais vraiment bien – bien que je sache que tout sujet est divisé et bien qu’on soit coupés de soi, que la parole n’attrape pas tout – j’étais tout simplement bien. Je prenais soin de ma personne. J’étais bien dans la vie. J’étais bien lorsque je marchais. Je me sentais léger. Ma curiosité était intacte. Et je me dis, pour l’avoir connu, qu’il n’y a aucune raison qui fasse qu’après ce passage qui dure et qui est difficile que je n’aille pas me retrouver quelque part. Je me perds, je me retrouve, je vois les choses un peu comme ça. J’ai des pistes : l’idée que je pouvais apporter quelque chose à l’autre. 

L’amour des autres

J’ignorais, j’ignorais ce qu’était l’amitié, ce qu’était l’amour de l’autre, cette ouverture sur l’autre. Il y a quelque chose sur le plan de l’altérité que je ne sais pas exprimer. Je ne pensais pas qu’on pouvait être en résonance à ce point. Et, qu’est-ce que ça a produit ? Un amour. Ça peut paraître excessif mais un amour pour les autres. Le fait de l’avoir accueilli, j’allais dire presque dans tous ses discours, dans tous ses états, il me semble que ça m’a rendu beaucoup plus humble pour écouter le discours des autres et quels que soient les autres. 

Être entier 

J’étais tellement bien. Je ne sais pas le dire autrement. J’étais entier. J’avais, à l’intérieur, quelque chose qui me tenait et qui faisait que, même dans mon échange avec les autres, je trouvais les mots. Moi, qui avait, qui ai vraiment un problème avec les mots, je trouvais les mots. C’était fluide. Il n’y avait pas de barrières avec certains autres quand j’ai fait cette rencontre. J’avais beau voir ces personnes, et quelles que soient les personnes, j’avais ce sentiment réel d’être moi-même. 

La gratitude 

Mon ami Michel est toujours omniprésent. J’ai eu et j’ai encore cette chance de discourir avec lui en permanence. Cet échange m’a permis de mettre en mots et de mettre un peu à distance tout ce qui se trame en moi. Le fait de vous en parler, à vous, me permet de mesurer à quel point cette chance est immense. Et, même en le disant, je me sens remplis de Michel. 

La grand-mère 

J’ai reçu un plein d’amour de la part de ma grand-mère maternelle. Ça a été un amour fou, si je puis dire. Je garde d’elle l’image de quelqu’un qui me caressait les cheveux pour m’endormir, avec qui j’ai été dans une espèce de plénitude. Je n’ai pas pu dire au revoir à ma grand-mère tant le chagrin était immense. Ce que j’ai fait c’est que je suis allé chasser les papillons, pas loin de chez moi. Je suis passé de mamie à papy, parce que cet ami-là était âgé. C’est une idée qui m’est venue comme ça : « mais en fait, tu as quitté mamie, tu es allé chasser les papillons et c’est le papy que tu as trouvé ». 

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