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Sandra Wis

La rencontre 

Nous sommes en 1992 et j’ai 20 ans. Je vis une histoire d’amour avec un jeune Français. Moi, je suis Espagnole, de Barcelone. C’est les Jeux Olympiques à Barcelone. A ce moment-là, notre histoire d’amour, elle est dangereuse. On s’aime et on se déteste. C’est l’amour fou, c’est passionnel et on se fait du mal. Et en même temps on revient, on casse et on revient. Je me dis « c’est l’amour ». Et puis dans une de ces ruptures … 

Moi, je faisais des études d’histoire de l’art. On me propose de participer à un projet culturel à Sarajevo. On va partir à Sarajevo pour faire du graffiti. Alors je me dis : « Sarajevo, cette ville est en guerre ». Elle sort d’une guerre plutôt. On va dire qu’elle est en guerre parce que c’est la guerre des Balkans. La guerre s’est déplacée, elle était peut-être pas à Sarajevo mais elle était déjà au Kosovo. Donc, moi j’ai dit : « comment ça ? ». On part pour un projet culturel et évidemment j’ai dit : « j’y vais ». Pourquoi j’y vais ? parce que j’aime l’art, parce que je veux fuir. Je ne sais pas quoi mais je veux fuir. Pour moi, fuir par l’art c’était ce qu’il fallait faire. Je monte donc dans ce bus avec tous ces jeunes qui font du graffiti dans la ville, dans les rues de Barcelone. D’ailleurs, certains ne vont pas pouvoir partir parce qu’ils n’avaient pas de passeport, parce que c’était des gens de la rue. Les institutions, les gens de la mairie qui avaient organisé ce voyage n’avaient même pas pensé que ces jeunes n’avaient pas de passeport. Et là, c’était le décalage. Moi, j’ai 20 ans, je comprends pas encore tous ces décalages entre la rue, l’art et les institutions, ceux qui font les projets. Moi, je suis centrée dans mon histoire d’amour qui ne va pas bien et que je dois fuir. 

Je monte dans le bus et je pars à Sarajevo. Là, je vais rencontrer la vie. Je vais rencontrer des êtres en souffrance et je vais rencontrer des êtres qui ont la même souffrance que moi. Je ne comprends pas. Je le comprendrai beaucoup plus tard. Mais, tout de suite, je rentre en lien avec des personnes. Je comprends qu’il y a un décalage : moi je suis accueille, acceptée et pas les autres. Pas ceux qui étaient avec moi. Les artistes, ils sont concentrés sur leur art. On va dire « ceux qui avaient créé le projet » et les politiques, ils sont concentrés sur leur travail. Et moi, je plonge avec ces êtres qui m’accueillent chez eux. Je vais vivre chez eux, je vais manger chez eux, je vais souffrir avec eux. Et, petit à petit, ils vont commencer à me raconter leur guerre. Sarajevo, ils y ont vécu pendant quatre ans dans le siège. Ils ont vécu surtout avec toute la communauté internationale qui voyait ce qui se passait et qui peut eux ne faisait rien. Et, petit à petit, je vais rentrer en contact avec ces étudiants de l’École des beaux-arts, des étudiants qui avaient 15-16 ans, et qui ne comprenaient pas, qui étaient vraiment en colère parce qu’ils avaient été abandonnés par le monde extérieur. On est dans une époque où il n’y a pas d’Internet, il n’y a pas les nouvelles technologies donc ils se sentent vraiment abandonnés. 

Je vais créer avec un jeune homme une relation d’amitié. Je vais partir, je vais retourner à Barcelone et, pendant 20 ans, on va s’écrire. On va s’écrire, on va échanger des lettres et, sans m’en rendre compte, je vais devenir un soutien pour lui. Aujourd’hui, ce jeune homme écrit et fait des BD pour Casterman. Ça a été un long chemin qu’il a fait tout seul. Sur ce chemin, qui est un chemin d’amitié, on s’est énormément pris la tête. En fait, il ne voulait pas de ma pitié, il me renvoyait par écrit et moi j’y retournais. Il y avait quelque chose qui nous connectait. À l’époque, je ne savais pas ce que c’était, pour lui non plus. Et, 20 ans après, il est venu à Paris. Là, on s’est parlés. Je lui ai raconté mon histoire aussi, dans ma famille et il m’a dit : « mais Sandra, c’est terrible ce que tu as vécu ». À ce moment-là j’ai dit « mais j’ai rien, vécu. Toi, tu as vécu la guerre ». Et, il m’a dit : « moi, j’ai vécu la guerre mais dans l’amour. J’avais l’art, les dessins pour apaiser ma colère et pour apaiser ces moments de souffrance que j’avais vécus. Et toi, tu vivais la guerre au sein de ta famille. » À ce moment-là, j’ai compris pourquoi on s’était rencontrés. J’ai compris comment, entre les êtres humains, on peut s’entraider sans vivre les mêmes choses. 

Écrire 

Écrire, c’est exister. Écrire, c’est travailler sa souffrance. Écrire, c’est empêcher la colère de sortir parce qu’on la sort avec des mots. Écrire, c’est dire à quelqu’un « je t’aime » quand il n’est pas à côté de nous. Écrire, c’est vivre, c’est jouer, c’est avancer, c’est grandir. Écrire, c’est tout, en fait. Mais, pour moi, on n’écrit pas qu’avec des mots. C’est pour moi important parce qu’on peut écrire aussi en dessinant. 

Lire 

Quelque chose que j’ai lu, là, par exemple : Vivre avec nos morts. Pourquoi j’ai pris ce livre ? Je l’ai pris parce que ma mère était mourante et pour moi, la lecture, c’est quelque chose qui m’accompagne à chaque étape de ma vie. Je regarde autour de moi et je ne sais pas comment ni pourquoi, peut-être que le titre parlait … je l’ai pris, il m’a accompagnée à accompagner ma mère à la mort. 

 

La mémoire 

Mémoire, c’est garder les souvenirs. L’être humain, on dit en neuroscience aujourd’hui qu’il garde les mauvais souvenirs pour ne plus retomber dans les pièges qu’il a vécus. 

C’est aussi la mémoire traumatique. À un moment donné, c’est tellement dur de vivre ce qu’on vit qu’on efface et, du coup, on n’a plus de mémoire. Donc, la mémoire c’est pour moi quelque chose qui est flou, parce qu’on a pas tous la même mémoire. Et, en même temps, la mémoire c’est essentiel pour exister. 

Il y a quelque chose qui reste profondément gravé en moi. Un jour, il y avait une grosse dispute chez moi, dans ma famille d’origine, avec mes parents. J’étais dans la plus grande colère, j’étais en larmes et je suis partie de chez moi. J’étais assise sur un banc, en train de pleurer et là, il y a quelqu’un qui s’est arrêté, qui m’a regardée et qui m’a dit : « je ne sais pas ce qu’il vient d’arriver dans votre vie mais ça ne mérite pas les larmes qui coulent dans vos yeux ». Cette personne, qui ne me connaissait de rien, qui était de passage, s’est arrêtée pour me dire ça. Je l’ai encore. Des fois, quand je ne vais pas bien, j’y pense. Ça m’a sortie, à ce moment, de cette souffrance. 


La liberté 

Ma mère était terriblement dure avec moi. Pour moi, l’instant de libération ça a été le moment où je ne sentais plus de souffrance mais de l’apaisement parce qu’à ce moment-là j’étais connectée au reste du monde. Je n’étais pas seule. J’accueillais sa souffrance à elle pour essayer d’en faire quelque chose. 

Un instant de liberté, ça a été aussi le moment où j’ai pu produire cette souffrance que j’avais en moi. Moi, en tant qu’artiste à ce moment-là, je l’ai fait à travers l’image, la photographie, me mettant moi-même en scène sur des photographies qu’après j’ai pu regarder. J’ai compris que je pouvais me regarder de l’extérieur et voir la souffrance et m’en débarrasser. C’était vraiment un moment de libération et en même temps de liberté d’aller plus loin et, en même temps, un moment de libération et de liberté de pouvoir partager avec d’autres. Par cette photo, quelque part, j’ai pu montrer les blessures que j’avais en moi qui n’étaient pas apparentes. Je pense que je suis devenue la femme sans blessures apparentes qui portait cette grâce et cette lumière qui me tenaient en vie. 

Aujourd’hui, j’ai 50 ans. J’ai des cheveux blancs. C’est normal. Mais, j’ai commencé à avoir des cheveux quand je devais avoir 12 ans. Aujourd’hui, en tant que thérapeute, quand j’accueille les jeunes de 12 ans, la première chose c’est de les observer. Je vais les observer pour comprendre ce que leur corps raconte. Je pense que les cheveux blancs commençaient à raconter quelque chose. C’était une souffrance. Finalement, c’était ces cheveux blancs qui donnaient cette lumière, qui permettaient qu’on me voie de l’extérieur. 

 

La grâce

Étant de culture espagnole, la grâce c’est ce qu’on appelle en flamenco le duende. Le duende c’est ce moment qui arrive, qui est magique, d’autres pourront peut-être dire un « mircale ». La grâce et le duende. C’est un moment magique qui se passe à un moment donné, on ne sait pas pourquoi. La grâce c’est … différent. La grâce c’est un moment de magie qui apparaît de nulle part, parce qu’il y a des choses qui vont se lier ensemble, des êtres, des sons, des musiques … Ils vont créer ces moments magiques où tout le monde va se rappeler. C’est aussi ce moment où ceux qui vont le vivre vont avoir l’impression qu’ils étaient un peu ailleurs. Pour moi, un moment de grâce, c’est un moment où on est dans un état modifié de conscience, une espèce de transe aussi. Parfois, c’est conduit par quelqu’un qui rentre dans la pièce et dont on va dire : « elle a cette grâce, peut-être aussi cette lumière ». 

Dans le flamenco, par exemple, c’est le duende. C’est ce moment qui va se créer entre quelques danseurs, quelques musiciens qui, sans s’être mis d’accord sur quelque chose, ensemble, vont créer un moment unique. Ce moment de magie qui s’opère autour de quelques personnes, il est magique, il est unique. Il faut le saisir et, en même temps, il peut être dangereux si on ne sait pas l’accompagner, si on ne sait pas le saisir et comprendre qu’il y a quelque chose qui est en train de s’opérer. Parce que ces moments de grâce, ces moments de duende, donnent à ces personnes un pouvoir incroyable, un pouvoir très fort. Donner à l’être humain ce pouvoir est dangereux. Ça veut dire qu’on est tous dangereux. L’art est dangereux. L’artiste peut être dangereux aussi, pour lui-même. Très facilement, on va dire : « ah, l’artiste il est écorché vif. » Moi, parfois, j’en veux même aux critiques d’art, aux commissaires d’expo, aux gens qui vont parler de l’art, qui vont sublimer l’art parce que, pour d’autres, ça peut être dangereux qu’on le sublime. Il y a ce danger dans ce moment de grâce parce qu’un artiste est aussi dans cette souffrance. Alors, pour lui, cette souffrance elle peut être utile mais un autre, qui ne vas pas saisir, peut se mettre en danger ou peut être dangereux pour lui ou pour les autres. 

 

La violence

Tous les jours quand je me réveille aujourd’hui, en sachant ce que j’ai vécu, je me dis qu’on est tous venus au monde pour quelque chose. On peut être de passage ou on peut se dire : « j’ai envie de donner du sens ». Pour moi, depuis que j’ai compris ça, le plus important c’est d’essayer de collaborer, de contribuer avec les autres, avec tout le monde pour baisser la violence dans notre monde. Et, cette violence, c’est aussi ma violence donc, tous les jours, tous les matins, je dis bonjour à ma violence et j’essaye d’être plus sympa avec moi-même. En étant plus sympa avec moi-même, je suis dans le chemin d’essayer de respecter tout ce qui est autour de moi : la nature, les animaux, les êtres humains, ma famille, mon conjoint, mes collègues … C’est très difficile. J’y travaille tous les jours. Personne n’a dit que c’était facile mais, ensemble, on peut y arriver. Un de mes outils, c’est la créativité, l’écriture, la photographie, les dessins. 


Le regret

Mon regret … je ne sais pas. Peut-être que le regret c’est de ne pas avoir eu le courage de prendre la parole ou de faire ce que j’ai fait avant. Mais … je n’étais pas prête donc, finalement, c’est sans regret. C’est quelque chose qu’on doit aussi apprendre, il y a un temps pour tout. Reconnaître et savoir qu’on peut avancer mais qu’on a besoin des autres aussi, c’est important. 

 

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