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Gilbert Marcel
Les prophéties
Gilbert Marcel
Les prophéties
Djanan Deghati
Écrire sa vie
A partir de mon prénom et du 25 décembre, tout devait être spécial. A partir de là, il s’est toujours agi de se construire une vie spéciale parce que c’est de là dont je suis partie. Ça va passer partout, même dans les choses les plus insignifiantes. A partir de là, c’est faire de sa vie de la littérature, non pas pour l’écrire forcément, pour le montrer au monde, mais pour soi-même. C’est écrire sa vie de la plus belle des manières. C’est écrire une vie pour soi-même qu’on aurait envie de lire si elle était la vie de quelqu’un d’autre. C’est s’appliquer à apprendre, à comprendre, à se dépasser, à faire des choses folles, à avoir toutes les expériences possibles et imaginables, à essayer de parler le plus de langues, à voyager …
Tout part de là : d’un prénom unique et d’une date de naissance très rare. Après, c’est être sûre que tout compte, que tout soit beau, que tout soit important même les choses les plus insignifiantes, même aller faire le marché le dimanche. C’est ne jamais rien faire avec le cœur lourd parce que tout doit être spécial. C’est toujours pousser plus loin dans ce qu’on pourrait faire de plus fou. C’est ne jamais laisser de place à la banalité.
Il y a trop de gens aujourd’hui qui se rabaissent alors qu’en fait, je pense que les malheurs et les drames arrivent tellement vite et tellement silencieusement dans la vie. Les moments de pur bonheur sont tellement rares qu’il faut vraiment les garder au cœur comme quelque chose de très précieux. Ça va tellement suivre vite à un moment, des choses que je n’ai peut-être pas encore imaginées : des deuils, des drames, des choses sur lesquels je ne peux pas encore mettre de mots parce que c’est le futur qui le dira. Quand j’ai la chance d’avoir de belles années, de vraies années de bonheur, je n’ai aucune envie de la dépenser à les raconter aux autres parce que c’est trop précieux. Il y a trop peu de temps. Les malheurs arrivent assez vite en fait. Ils sont très silencieux, ils arrivent sans qu’on les entende et puis, tout d’un coup, ils sont là … et les choses changent.
Je ne sais pas pourquoi mais j’ai tellement conscience de ça depuis que je suis petite. Je ne sais pas d’où ça vient. Je suis tellement tétanisée du drame qui va arriver un jour que parfois j’ai l’impression qu’être trop heureux c’est l’ascension avant la chute. Mais, c’est con.
Une fois, il n’y a pas longtemps par exemple, Georges mettait un peu trop de temps à rentrer à vélo. J’ai commencé à me dire : « voilà on est trop heureux, il a dû avoir un accident, parce qu’on est trop heureux ».
Le voyage
On était le 28 octobre 2021. J’ai pris un billet simple pour le Caire. Je suis partie au Caire sans billet de retour. Je savais que j’allais partir mais je ne savais pas quand j’allais rentrer. A partir de là, j’ai voyagé pendant huit mois. Je pense que ça a été l’évènement majeur : ce moment où je suis rentrée dans l’avion pour partir au Caire.
Il faisait très froid mais il faisait très beau, je me souviens. C’était complètement absurde parce que le matin j’étais au coin de la rue de Buci, je prenais un café avec Paul, mon meilleur ami pour lui dire au revoir. Après, j’avais le cœur lourd, c’était très dur parce que je n’étais jamais partie vraiment avant. Pas comme ça en tous cas. J’ai toujours vécu à Paris. J’ai pris l’avion et quelques heures plus tard j’étais au Caire alors que le matin même j’étais rue de Buci et je buvais un café. En fait, le voyage a commencé là. Je pense que c’est ça la différence entre prendre des vacances et le voyage. Instantanément tout paraissait loin, parce que je n’allais pas le revoir pendant un bout de temps. Alors, certes huit mois ce n’est pas énorme mais je pense que le voyage c’est quand rentrer à la maison paraît très loin et complétement inaccessible.
Est-ce qu’on change ? ça c’est quelque chose dont je ne suis pas sûre. Je ne sais pas si le voyage, les événements ou la vie nous font changer. Le voyage n’est pas un passage obligé de la vie de chacun non plus. « Est-ce qu’on est toujours qui on est ? » je ne sais pas, c’est quelque chose que je me demande. Je pense que les évènements, les voyages, les épreuves, les bonheurs et autres révèlent ce qu’on a en nous ou ne le révèlent pas mais je ne suis pas sûre qu’on change. C’est quelque chose dont je ne suis pas sûre mais peut-être que je me trompe. Je ne sais pas.
Qu’est-ce qu’il a révélé en moi ? Énormément de choses évidemment : un apaisement je pense, le calme, mais c’est très personnel. Je pense que passer autant de temps dans des endroits chaotiques m’a rendue beaucoup plus calme. Ça c’est sûr. Et puis, il y a plein de choses : il y a le calme, il y a le courage, il y a le dépassement, le souffle …
L’amour
Je pense qu’on peut être amoureux plein de fois dans sa vie mais l’amour, qui comme tu as dit nous fait sentir droit, plus fort, il n’y en a pas tant que ça, voire il y en a peut-être qu’un. Si je prends mon cas, j’ai été beaucoup amoureuse avant mais ce calme, cette plénitude et cette force, je ne les avais jamais eu avant de rencontrer Georges.
Pourquoi est-ce qu’on tombe quand ça s’arrête ? Je pense que depuis que j’ai rencontré Georges, j’ai toujours su que, si ça s’arrêtait entre nous, ça irait. Non pas parce que je ne l’aime pas, je l’aime énormément, mais parce que je pense que c’est ce genre d’amour où tu es l’un et l’autre la terre, l’eau et le soleil de l’autre. Tu te nourris mutuellement. Tu donnes autant que l’autre. C’est être ça l’un pour l’autre. C’est aimé tellement fort et tellement calmement que si ça s’arrête, il n’y a pas de dépendance, il n’y a pas de passion. Je pense que quand on s’écroule parce qu’une histoire d’amour s’arrête c’est que ce n'était pas une vraie histoire d’amour. C’était de l’égo, de la passion, de la luxure, c’était du sexe ou plein de choses. Je pense que ce que je vis, l’amour que je vis là maintenant, si ça s’arrête, ça ira parce qu’on aura été l’eau, le soleil, la terre de l’autre pendant un temps. J’espère que ça sera aussi longtemps que possible. Je pense que si on s’écroule après une histoire d’amour c’est qu’on s’écroule pour soi-même. On s’écroule parce que soi-même on était brinquebalant. Dans ce cas ce n’est pas de l’amour ; dans ce cas c’est autre chose.
Les voyages qu’on avait entrepris l’un et l’autre, ça voulait dire qu’on était comme neufs, qu’on était loin de tout, qu’il n’y avait pas de cadre spatio-temporel. Personne ne devait rentrer chez lui. On était hors du temps. On s’est rencontrés à Katmandou. Moi, ça faisait cinq mois que je voyageais, lui, sept. Lui, il avait 19 ans quand il est parti, moi j’en avais 23. On a tous les deux voyagé dans des pays très compliqués, lui en Géorgie, Turquie, Iran, Pakistan, Oman ; moi en Egypte, Jordanie, Inde …
C’est comme un voyage initiatique. C’est comme si le destin avait créé toutes les meilleures conditions possibles pour qu’on se rencontre et que notre amour puisse juste éclore comme ça. On était loin, on était qui on était, on s’était prouvés ce qu’on voulait se prouver. On avait eu nos épreuves du feu, l’un comme l’autre. On était juste prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre. Je pense que lorsque deux personnes, qui se sont prouvées ce qu’elles avaient envie de se prouver individuellement et qui ont autant envie d’être heureux, se rencontrent, tout est beau. C’est pour ça que tout est trop beau, même monter un canapé, parce qu’il y a un désir pur d’être heureux individuellement et du coup d’être heureux ensemble.
Les enfants
Trois, quatre, cinq peut-être … Je n’aimerais pas avoir que des enfants biologiques, j’aimerais aussi adopter des enfants et peut-être faire famille d’accueil si je peux me le permettre. Faire de belles personnes. Il y a besoin de plein d’amour.
Le partage
C’est con mais le premier truc qui m’est venu à l’esprit c’est la bouffe. Je vois une grosse marmite, remplie et fumante, et cinquante personnes qui mangent des pâtes, de très bonnes pâtes. Il n’y a pas de visages, il n’y a pas de noms, il n’y a pas de concepts, il n’y a pas de définitions. Il y a un quartier, je ne sais pas où, et une grosse marmite de pâtes et quiconque passe a une assiette de pâtes.
L’avenir
C’est un truc dont je suis sûre avec moi : plus ça va aller, mieux je vais être. Vous me reprenez à 34 ans, ça va être encore mieux. Dans vingt ans je vais être trop cool. J’aurai quel âge ? 44 ans ? Ça va être trop bien. J’aurai un pickup truck et j’amènerai mes enfant à l’école à l’arrière de ce pickup truck. J’aurai une grande maison. Il y aura des animaux et il y aura, j’espère, Georges. Ça sera génial, je serai super accomplie. J’aurai peut-être un restaurant. Il y aura des œuvres d’art partout aux murs. On fera la cuisine, on ira camper dans la montagne. Ce que j’aimerais beaucoup, si je peux me le permettre, ce serait avoir une belle vie, heureuse et recluse, prendre soin de mon bonheur et de celui des miens. Si les circonstances extérieures rendent ça impossible, tant pis, je donnerai ma vie au collectif.
Le monde
Bien-sûr, il y a une période qui est compliquée. J’ai toujours eu peur d’être d’une génération sacrifiée, depuis toute petite. Je pense que je lisais beaucoup trop de trucs sur la sauvegarde mondiale. J’ai toujours eu vraiment peur d’être une génération sacrifiée où un jour on se réveille et on se dit : « nos rêves sont partis dans des enjeux politiques, nos universités ont été détruites, nos amis et nos amours sont morts de telle ou telle manière … ». Ça arrive tellement plus vite qu’on ne le croit. Il n'y a pas de ressentiment, il y a beaucoup de tristesse. Beaucoup de larmes. Rien que là, tout à l’heure, en rentrant de chez ma tante, boulevard Bon Marché, j’ai croisé un tout petit groupe. Je ne sais pas, 200 ou 300 personnes. Une petite manifestation pour l’Ukraine. Rien qu’à penser à ces hommes qui avaient une vie et qui d’un coup sont conscrits à ces destins brisés ; à ces grand-mères qui ne peuvent pas quitter leur maison … ça me brise le cœur. Les gouvernements, ils sont ce qu’ils sont, on sait tout ce qu’il se passe mais à penser à toutes ces vies brisées j’ai le cœur brisé. Depuis que je suis enfant, j’ai le cœur brisé de ce qui se passe dans le monde. J’ai passé des nuits entières à pleurer dans mon lit. Je disais à Georges l’autre jour : « pourquoi moi aujourd’hui je suis là et j’ai la vie que je peux avoir ? et puis une autre fille de 24 ans quelque part … »